Sur les rives de la Kunene

Photographies et texte de Pascal Degobert


Les Himbas cultivent l'art de la séduction : à l'âge du mariage, les hommes recouvrent leur tête d'un ruban. Le volume des cheveux peut être augmenté par des copeaux de bois. Certains portent un coquillage autour du cou, ornement arboré avec fierté car de provenance lointaine.
Village d'Otue, Kaokoland, Namibie.

Roy m'avait bien prévenu, la route serait bien difficile pour atteindre les rivages de la Kunene River, marquant la frontière avec l'Angola. Si tout va bien, nous serons chez Duke en fin de soirée, me disait-il en ajustant son chapeau qu'il ne quittait jamais, même en conduisant. Nous quittions Opuwo, la capitale administrative du Kaokoland et nous nous dirigions en direction du nord. L'interminable route goudronnée qui relie la capitale au parc national d'Etosha, haut lieu touristique laissait place à une piste poussiéreuse et abrasive. Nous en étions déjà à notre cinquième pneu crevé depuis le début de notre voyage.
C'est à Opuwo que je fis la connaissance de Roy, mon interprète. Il était blanc et de nationalité Sud africaine. La quarantaine passée, il s'efforçait de cacher son énorme ventre qu'il alimentait d'une quantité respectable de bière. Il avait fait carrière dans l'armée sud africaine et avait combattu jadis les troupes cubaines basées en Angola. Régulièrement, il rendait visite à son ami Duke avec qui, il évoquait de vieux souvenirs.

En vue des Zebra Montains, nous aperçûmes au loin des silhouettes, que les brumes de chaleur faisaient onduler sur la piste. Puis, les premières huttes au milieu de ce paysage si aride. Nous étions arrivés en pays Himba. J'avais du mal à le croire moi-même, mais c'était bien les hommes dont j'avais entendu parler qui venaient à notre rencontre. Nous nous arretames et, c'est seulement au moment où ils nous saluèrent, que je pris conscience de la dimension de l'événement : face à moi des individus d'une étonnante beauté, vivant dans une simplicité déroutante. Leurs huttes étaient fabriquées avec quelques branches et du torchis. Le village était constitué par un ensemble d'habitations rudimentaires éparpillées dans la savane.

Un homme nous adressa quelques mots en guise de bienvenue. Manifestement, il s'agissait du chef de clan. Près de lui, une femme nous regardait avec étonnement. Elle s'efforçait de rassurer ses deux enfants en leur appliquant de l'otjize sur le corps, sorte de pommade rouge constituée d'un mélange d'hématite et de graisse animale dont le rôle, bien qu'esthétique, est avant tout protecteur contre les brûlures du soleil. Elle portait de nombreux bijoux et diverses parures traditionnelles dont certaines faisaient état de son rang social. Pour les femmes Himbas, l'art de la coquetterie constitue un rituel quotidien fait de croyances et de superstitions. Le collier de coquillages, par exemple, confère à celle qui le porte un pouvoir qui favorise la fertilité. La coiffe en peau de chèvre nous renseigne sur l'état matrimonial d'une personne. Outre les travaux quotidiens les femmes Himbas ont la charge de transmettre aux enfants la propriété des biens issus de la famille, notamment le bétail qui constitue la richesse principale. Les hommes quant à eux se chargent de l'éducation spirituelle.

Mais qui étaient les Himbas et comment avaient-ils pu résister aux assauts répétés du monde moderne ?

Les Himbas sont issus du peuple Herero et constituent un des derniers peuples primitifs d'Afrique. De tradition pastorale, ils ont su résister de part leur isolement géographique au développement du reste de la Namibie. Celle-ci connaît grâce à son puissant voisin l'Afrique du Sud une croissance économique importante. Les exploitations agricoles et minières occupent la quasi totalité du sud et du centre du pays. Elles ont repoussé les populations tribales vers des terres plus arides et moins propices à l'élevage. Nomades, les Himbas ont été chassés vers le nord au grès des intérêts économiques et des conflits militaires avec l'Angola. Un bon nombre d'entre eux se sont sédentarisés à Opuwo après le travail d'évangélisation effectué par les missionnaires blancs. Cependant, aujourd'hui, un autres danger menace les Himbas restés dans la savane : la dégradation de leur milieu naturel. En effet, un projet de barrage sur la Kunene River est à l'étude pour donner de l'électricité au pays. De plus, la région côtière reste assez riche en minerai et en diamants.

Rien de tout cela ne fut pourtant évoqué dans nos conversations, chacun observait l'autre avec curiosité. Malgré l'exaltation qui m'animait, j'éprouvais un profond sentiment de culpabilité en étant là. Je regrettais un peu d'avoir troublé la sérénité des lieux. Moi, l'homme venu d'Europe, j'incarnais la civilisation moderne. J'étais face à des hommes d'un autre temps, témoins vivants de ce que nous avions pu être jadis. Pourtant je n'avais pas l'impression d'être si différent d'eux. Un profond désarroi s'empara de moi. J'étais face à moi même.

L'après-midi était déjà bien entamée, nous décidâmes de reprendre la route pour éviter de rouler de nuit. Trois heures plus tard, nous découvrîmes érigé au flanc d'une colline, face à la vallée, le monument militaire que les sud africains avaient construit, commémorant les combats en angola. Nous étions arrivés chez Duke. Plus bas, la Kunene River serpentait comme un enchantement au milieu d'une végétation luxuriante, montrant par endroit sa puissance par de bouillonnants rapides. Etait-ce ici le paradis ?...

La cinquantaine passée, Duke vivait avec sa femme, elle aussi sud-africaine aux origines européennes, dans une sorte d'habitation au bord de la rivière, dont les murs étaient construits en torchis consolidé avec des centaines de bouteilles de bière méticuleusement alignées. Elle veillait sur ses derniers jours car l'alcool l'avait rongé de l'intérieur et allait avoir raison de lui. Depuis longtemps, il avait perdu l'appétit et souffrait de rhumatismes qui limitaient ses déplacements. Amaigri par la maladie, il ne demeurait pas moins vif d'esprit quand il s agissait d'évoquer les Himbas. Jadis, ces derniers lui auraient même sauvé la vie. C'est pourtant, la guerre avec l'Angola, dans les années 80, qui l'avait amené dans la région. Jadis, des troupes traversaient la rivières pour combattre les cubains venus soutenir les milices communistes. Malgré tous ces événements, Duke avait décidé de finir ses jours sur les rives de la Kunene, par amour de cette terre et aussi par lassitude. Autour de lui vivait les Himbas auxquels il rendait visite assez régulièrement pour, je présume, ressentir les sensations pures et authentiques de l'Afrique. Puis de retour dans son habitation, il s'abandonnait devant un verre d'alcool de palme qu'il fabriquait artisanalement dans un alambic de fortune installé près de la rivière. De vieux fûts métalliques que l'on faisait chauffer étaient utilisés pour la fabrication de la boisson. Un certain nombre d'hommes et de femmes venaient même s'approvisionner et distillaient eux-mêmes l'alcool. Ils venaient des habitations proches du poste frontière, sur la piste. On pouvait même y rencontrer d'anciens mercenaires et des terroristes notoires que l'arrêt du conflit avait rendu inoffensifs. Quelques fois, Duke avait la visite des gardes frontière angolais qui n'hésitaient plus à traverser la rivière en civil pour trinquer le verre de l'amitié et de la réconciliation. Peu de temps après, Duke prenait volontiers sa barque pour rejoindre l'autre rive, avec pour seul chargement, le précieux breuvage. L'alcool faisait déjà pas mal de ravage au sein des populations locales et avait considérablement changé les rapports entre les individus. Il parvenait même aux mains des Himbas, phénomène annonciateur de la perte progressive et en quelque sorte programmée de leur identité. Duke se rendait compte de tout cela, mais il n'avait plus la force ni la volonté d'agir. Certes, il gardait un certain charisme auprès des Himbas qu'il s'efforçait de défendre et de mettre en garde, mais il était difficile de juguler la convoitise de ces derniers envers cette nouvelle boisson. Apres tout, Duke n'était-il pas un peu responsable de ce qui se passait ? N'avait-il pas changé l'Afrique à sa manière tout en pensant qu'elle resterait immuable à ses yeux ? C'est en se tournant vers le passé qu'il se rendait compte des erreurs qu'il avait pu commettre, en tant que colon blanc, en tant que chasseur et en tant que militaire. Mais de tout ça, il gardait un profond et exaltant souvenir. Les craintes qui envahissaient désormais son esprit ne mettaient pas en péril l'amour qu'il portait à la terre et aux Hommes de ce pays. Au contraire, il se sentait plus que jamais un Africain.

Les quelques jours passés chez lui, près de la rivière me donnèrent une bonne leçon d'humilité et j'avoue avoir eu du mal à quitter Duke qui, à lui seul, incarnait tous les paradoxes du continent Africain. Je pense aussi très souvent aux Himbas, à ces hommes et ces femmes si fiers et si intègres. Je pense qu'il est nécessaire de préserver leur identité et leurs traditions séculaires afin que subsiste dans les mémoires, l'histoire de ce peuple.

Pascal Degobert


Jeune chef de clan Himba.
Village d'Otue, Kaokoland, Namibie.


Les femmes Himbas consacrent beaucoup de soins à leur corps ; l'ornementation ne répond pas seulement à un besoin esthétique, mais aussi spirituel.
Village d'Otue, Kaokoland, Namibie.


Vieille femme au crépuscule de la vie, témoin vivant d'une culture prenant le chemin de l'oubli.
Village d'Otue, Kaokoland, Namibie.


Par souci d'esthétique, mais aussi pour se protéger de l'agression du soleil, femmes et enfants Himbas s'enduisent le corps d'une substance rouge caractéristique : l'Otjize, composée d'un mélange de graisse animale et de poudre d'hématite.
Village d'Otue, Kaokoland, Namibie.


Femme Tjimba et son enfant.
Rivages angolais de la Kunene river, Kaokoland, Angola.


Groupe de personnes appartenant à la tribu des Tjimbas.
Rivages angolais de la Kunene river, Kaokoland, Angola.


Jeune berger gardant son troupeau.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


Sur les rivages de la Kunene s'est installé une poignée d'hommes qui, la guerre terminée avec le pays voisin, ont décidé de rester. Duke, ancien militaire sud africain ayant combattu les troupes pro-communistes basées en Angola fait partie de ces hommes. Aujourd'hui, il rend visite à ses anciens ennemis en traversant la rivière frontalière.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


Vache qui, emportée par le courant, n'a pas pu être sauvée de la noyade.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


Vache qui, emportée par le courant, n'a pas pu être sauvée de la noyade.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


L'alambic de Duke est mis à la disposition de tous. De vieux fûts métalliques servent à la fabrication de l'alcool de palme.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


Au bout de quelques verres d'un tord boyaux "fabrication maison".
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


L'alcool apporté par l'homme blanc est un facteur de déstabilisation du tissu social traditionnel des tribus d'Afrique et fait disparaître leur caractère unique. L'alcoolisme est devenu en fléau qu'il est difficile de combattre.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


Une attention particulière est faite au bon déroulement de la distillation de l'alcool de palme.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


Les bidons contenant le précieux breuvage sont prêts pour être acheminés dans les villages voisins.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.


Vieil homme Himba.
Rivages de la Kunene, Kaokoland, Namibie.

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